MARINE BOURGEOIS

ŒUVRES A PARTIR DE 1999

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ŒUVRES DE 1989 A 1999

L'OUBLI - 2019  à la galerie Barrès, Toulouse.

 

 

 

 

Comment entreprendre cette pelote de sens toujours à venir,  qui murmure en son milieu sans entrée ?

 

 Environnement montagneux, nuit, brouillard. Je veux aller voir ma mère (morte en réalité), je sais qu’elle m’attend, je n’ai  aucun moyen de la rejoindre, elle est loin. La route est sinueuse, froid, humidité noire, certitude de me perdre, j’y renonce. Un vertige d’impuissance me traverse. Alors, sur ma gauche, derrière, j’entends une voix conseillère, mais elle ne sait pas tout.

 

Ecrire sans se retourner.

 

Ecouter l’improbable, descendre pas à pas les marches intérieures jusqu’à lâcher et faire confiance. Seule voie praticable, déraisonnable.

 

La nuit, sous la lumière de la lampe, silence tout autour. Présence. La nuit, le silence ruisselle autour de ma tête, le bouillonnement de mes cellules à l’intérieur s’évapore dans l’espace. Je cherche ce qui sera de nature à m’aider au moment de ma mort.

 

 Souvenir de haricots verts trempant dans une bassine rouge.

 

 Le parapet du bord de Garonne sur lequel mon regard se fixe durant la marche : il s’étire interminablement comme un ver  sans fin qui  sortirait de moi-même,  identique, défilant immobile. L’écriture m’apparaît comme ce parapet : concrétion sans fin de la matière intérieure, la même toujours qui se matérialise au contact des mots d’où  elle tire des substances différentes.

 

Un manque chante sa plainte,  s’engouffre comme l’eau dans toutes les anfractuosités.

 

La présence est le poudroiement de l’espace qui entre dans mes cellules en même temps que la vue et le monde se rencontrent dans un trou d’air lumineux.

 

Etrange et forte impression d’être animé que me donne ce bus roulant dans la nuit. Avancée  tranquille et mécanique,  sans destination, sans fin, mouvement perpétuel et aveugle comme pourrait l’être celui d’un robot, un robot qui serait la vie-même.

 

Glisser comme tombe un linge de la corde à sécher.

 

L’état fébrile où je me trouve fait ressurgir ces deux hautes fenêtres que je fixais depuis mon lit, le jour pas tout-à fait tombé, dans cette vaste chambre de la maison de mes grands  parents.  Le regard est un trou d’air où se confondent le dedans et le dehors.  Ces deux hautes fenêtres sont le dehors inscrit à jamais en moi.

 

Juste en face du petit lit en bois bleu où fiévreuse   j’étais couchée, cette image pieuse : le charpentier penché sur son établi, à ses pieds, l’enfant et aux pieds de celui-ci un petit oiseau. Cet oiseau « bougeait »,je savais que cela n’était pas possible mais je le voyais . Aujourd’hui encore dans un même état fébrile je le revois , comme si la fièvre  faisait remonter des strates en moi restées vives  semblables à un œil qui ne se serait pas fermé.

 

J’achève la lecture de « dénouement » de Jacques Ancet, je suis bouleversée. Le papier et le stylo sont trop loin pour le lui dire tout de suite.

 

 Mon intention d’écrire pour cette installation m’apparaît « déplacée », et pourtant, têtue, elle s’impose.

 

Je suis à moi-même une chose insoutenable, seul le regard de l’autre me donne l’autorisation d’exister. Gratitude immense .

 

Aube. J’ai longuement observé dans ce jardin les choses sortir lentement de l’ombre, comme une pensée se précise peu à peu. Les rectangles des fenêtres en face s’éclairent d’une chaude lumière. Qu’est-ce qui me retient maintenant sous la lampe de cette cuisine malgré le peu de sommeil de la nuit ? le bruissement d’une intimité Peut-être.

 

Epinglée  au visible comme un linge de justesse accroché à la corde à sécher. Envie de glisser comme le ferait ce linge tombant doucement au sol.

 

La fatigue comme une neige à l’intérieur du corps.

 

Bruit de pas qui disparaissent dans le noir du couloir. Puis, plus rien…

 

Conversations tout autour, je suis comme l’enfant qui s’endort les bras croisés sur la table dans le bruit des voix. La surdité me ressemble : je glisse sur le monde comme si j’avais cent ans.

 

Descendre pas à pas les marches de l’improbable pour tâter, du bout du pied, l’incertain de nos intuitions, leur frayer un chemin jusqu’à l’évidence qui, seule, nous portera à l’instant de notre mort. Nous n’aurons pas d’autres bagages.

 

« Je voyais ce qu’on verrait sans doute si, étant un œil d’eau , on voyait le fleuve passer à travers soi »  Bernard Noel  « Mon corps sans moi » P28

 

« le vent  de l’élan qu’est la vitesse immobile de l’instant présent » Bernard Noel « Mon corps sans moi » P.34

 

Longer le mur contre lequel vous vous fracasseriez.

 

Un instant lumineux :  des paupières intérieures se sont ouvertes sur le jour, une belle lumière liquide, tandis que les paupières physiques, encore fermées au réveil, sont bouchées par l’obscurité.

 

La beauté se moque de la mort.

 

« Il est essentiel pour l’écriture d’avancer de surprise en surprise en révélant un territoire ou une profondeur – au sens le plus concret, au sens matériel, au sens terrestre, terrien même –  quelle fait exister au fur et à mesure qu’elle avance et qui retombe dans l’ombre derrière elle » Bernard Noel « Du Jour au Lendemain » P 99

 

Percluse de culpabilité dans la désapprobation de l’entourage, je rêve la nuit que je suis ce personnage répugnant, veule. Et puis au réveil, comme lavée, la décision se lève, simple, éclatante : je n’irai pas à ce rendez-vous.

 

Fatiguée de ces heures passées à ne rien comprendre des conversations alentour , sentiment de dérapage, sur le monde, sur la réalité. Mais quelle réalité ? Ce dérapage n’est pas seulement dû à la surdité mais bien plutôt  à ma matière intérieure. La surdité me ressemble.

 

Tranchante, je ne peux pas l’être. Cette absence de découpes nettes rend souvent ma vie mal aisée.

 

Je ne sais comment  cette installation s’impose à moi ! Peut-être la  pauvreté essentielle  qui imprègne toute mon expérience exige impérativement que je fasse quelque chose.

 

Dans l’ouverture nous percevons l’intelligence de l’espace, tout autour de nous  viennent nos intuitions, nos inspirations.

 

Lors de la perte d’un proche une paix se mêle parfois à la peine, comme si cette disparition nous enseignait un chemin possible vers notre propre fin. Dans cette grande ouverture nous approchons ce que d’ordinaire nous fuyons.

 

Jusqu’à présent  je n’ai rencontré dans ma vie que deux grandes pensées : la première étant la découverte intime d’une énergie intelligente au cœur de l’atome, la deuxième fut à la mort de ma mère : ce qui avait été sa vie laissait une empreinte impersonnelle dans l’espace. Ainsi l’espace était une mémoire.

 

Parfois les choses se mettent en place comme « aimantées » les unes aux autres sans qu’au départ nous sachions pourquoi. Ce n’est qu’après que se révèle le sens « agissant » de cette aimantation, dans les couches inconscientes de notre intériorité. Ce sens est aussi une énergie qui se tisse à celle de l’univers qui le déborde.

 

Ce geste juxtapose en des lignes tombantes ma propre écriture à un art ancestral . Ecrire et peindre se confondent dans le geste calligraphique dont je ne recueille que des traces .

 

J’éprouve une grande réticence à laisser envahir mon esprit par une histoire, que ce soit celle d’un roman ou celle d’un film. Je ne supporte que  les écrits ou les films où rien ne se passe, que le temps. Je n’aime rien tant que laisser mon esprit vaquer à sa pauvreté naturelle. Je suis en tous domaines un être du peu, voilà qui est mal venu dans un temps  où seule l’efficacité compte.

 

L’instant où je trace les calligraphies est une arène dans le temps, une arène où la présence est convoquée en place de la violence.

 

Cette installation est aussi un travail sur la mémoire qui, se dissolvant dans l’oubli, fait chuter les lignes.

 

Et puisque je suis un être du peu, sans l’avoir choisi, au moins creuser ce peu.

 

« L’oubli est la véritable mémoire de l’écriture » Bernard Noel, Du Jour au Lendemain p.315

 

Je suis cette terre pauvre qui demande de grandes étendues pour une maigre récolte.

 

Quand je mourrai l’impersonnel se fondra dans l’impersonnel universel, ce qui ne saurait être une consolation. Le corps est le terreau de la pensée.

 

Quel que soit mon cheminement je mourrai dans l’Inconnaissable.

 

« La vérité n’est pas une réponse mais un abîme où il nous faudra plonger » JY Le Loup  « Cet  Obscur et Lumineux Silence »  P.54

 

La seule vérité à portée de l’humain est celle d’apprendre à mourir.

 

J’éprouve une méfiance envers toutes les traditions, seul leur point de rencontre me retient.

 

Un évènement emporte l’autre sur fond de non savoir.

 

Un humus d’où s’émeut quelque chose qui bouge, un murmure qui pousse et aère le terreau jusqu’au sourire de l’humain.

 

Une  pensée comme un ver sorti de la terre et qui soudain voit l’air.

 

« L’immensité de ce que jamais on ne saura, mais qui est là, tout près, on la sent »Jacques Ancet,  Ode au Recommencement P.   43

 

Dehors, dans la nuit, je regarde les invités baignés dans un cube de lumière, derrière eux la grande vitre noire  donnant sur le jardin renvoie et redouble toute en ombre cette scène muette, m’offrant une image de ma surdité.

 

L’entêtement dans ce cheminement m’a tenu lieu de force, je ne sais d’où venue.

 

Arriver au seuil de la mort dans un total consentement à l’Inconnaissable fut-il être ou néant ou plutôt ni l’un ni l’autre, tel est le chemin à parcourir

 

Quand bien même j’aurais l’éternité pour m’approprier tous les enseignements ils ne me serviraient à rien car je ne peux trouver que par moi-même

 

« Il ne naît ni ne meurt ; il ne croît ni ne décroît, il ne subit aucune modification. Il est éternel. Lorsque le corps tombe en poussière, il ne cesse pas plus d’xister  que l’espace, enclos enclos à l’intérieur d’une cruche, n’est affecté par le bris de cette cruche » çankara.

 

Bonheur de ce jour où je ne suis livrée qu’à moi-même, au temps, à l’espace et à la lumière.

 

Marche lente dans ce paysage éblouissant, à l’écoute de la lumière et de cette de cette formidable force qui a propulsé notre monde visible.

 Parfois le temps s’étire comme un vêtement trop grand, on y flotte, mal  ajusté.

 

Dans l’instant présent murmure une invitation qui le travaille comme un levain, le lève jusqu’à la pensée ou la motivation.

 

Il y a (une) connaissance absolue. Si cette connaissance est absolument impersonnelle, elle imprègne ma personne qui lui est poreuse.

 

Dire, l’air mouillé de l’aube sur mon visage, le bouquet sonore des oiseaux qui troue la nuit, le premier iris dans la cour, le halo de la lampe sur ma page d’encre.

 

L’avidité à se projeter dans le futur  vient boucher la béance de l’instant présent, seule entrée véritable pourtant à notre être, comme un portique vide et lumineux.

 

Curieuse exigence envers cette écriture destinée à n’être lue que par bribes et enfouie dans une œuvre  plastique.

 

« Mais comment montrer des variations aussi infimes, raconter l’imperceptible, l’infini passage de la vie, la seule histoire qui vaille d’être racontée » Jacques Ancet  « Image et Récit de l’Arbre… » P25

 

Cette verticalité comme qui va de soi à sa propre mort, le noyau du présent s’y nourrit. La justesse du temps et de soi-même se situe là, exactement. Là réside la splendeur face à laquelle nous sommes si paresseux, si peureux.

 

Quand l’espace, le silence, le bruissement de la lumière sont une unique vibration, le corps lui-même particules de l’espace, alors, tracer est à son comble.

 

Le silence, la lumière d’une allée de cyprès odorants dans l’intense bleu du ciel sont venus à ma rencontre.

 

Dans le désœuvrement de l’esprit tout vient à la rencontre, l’expérience est globale. L’être fondamental ne s’atteint pas, on ne peut que le laisser être.

 

Le plus difficile est de ne faire aucun effort : laisser être simplement, là est l’attention fondamentale.

 

L’instant présent, du fait que toujours on le quitte, est le lieu où l’on revient, comme on rentre chez soi en posant ses valises.

 

L’exactitude du futur se met en place dans la justesse du présent.

 

Quand aucun souffle ne vient troubler la surface de l’eau, l’accueil est parfait.

 

Etre dans l’instant présent est le seul remède pour dissoudre l’acide corrosif de l’impatience et du désir avide de certitudes.

 

Le présent est une surface, insondable.

 

La connaissance ne nous est pas permise mais nous pouvons être dans une vibration. Non pas connaître mais être

 

L’effusion, l’ardeur, l’émotion  fatiguent, elles sont un gaspillage d’énergie et chahutent le terrain en pure perte

 

Leur luminosité élargit encore la rondeur des hortensias, ils vont éclater de plénitude. L’air est si doux, le jour tombe.

 

La musique que j’aime est celle où il m’est donné d’entendre l’écoute.

 

Lire c’est entrer dans un rythme. Le rythme est l’expression immédiate de celui qui écrit, il est émanation du plus intime avec lequel nous communiquons.

 

« L’artiste est capable d’affronter une pauvreté intérieure continuelle »  « Au plus près du Réel , Dialogue avec Gao Xingian » P.73

 

La compréhension de la vie et de la mort s’arrête au seuil du présent comme les vagues au bord du rivage. Reflux.

 

…Et pourtant la connaissance palpite là.

 

Nous devons oser nous amarrer solidement, et pas à pas, en éprouvant du bout de l’être et du bout du pied, la marche improbable qui  surgit du savoir obscur, le seul à notre portée.

 

Laisser venir est tout le contraire de laisser aller.

 

Perchés sur une antenne de télévision, dans une lumière de fin de jour rendue opaque par le brouillard cinq gros oiseaux sombres sont réunis. Ils savent qu’une autre saison  sera là bientôt, ils en écoutent, silencieux, l’approche. De temps à autre ils bougent.

 

Ouvre les portes au peuple innombrable de tes troupeaux, laisse les arriver et te croiser en bordure de cette route nocturne.

Ils sont innombrables ces bovins, et redoutables ils pourraient l’être, mais dans la nuit, au bord de cette route, tu sens le souffle chaud de leurs naseaux, frôlant la terre, tranquille. Tu marches dans la nuit dans l’autre direction, ta marche est à la limite de la course, tu marches depuis longtemps, mais les forces sont là, la nourriture peut attendre encore. Tu avances, la longue file des bovins puissants et silencieux se tient tranquille, en alerte pourtant. La même vigilance vous habite et vous relie, vous vous côtoyez. Soudain, les abords brusques d’un virage découvrent un rêne, inquiétant celui-ci, ses bois sont imposants, larges et hauts. Un instant le danger est possible, mais non, il gratte la terre de son sabot, une subite inspiration le maintient dans une tranquillité  venue du fond des âges, naseaux et sabots tout contre la terre, à l’écoute.

 

N’être qu’un passage, qu’un portique vide qui laisse passer le courant.

 

« C’est comme s’ils avaient toujours à chercher le chemin pour parvenir où ils sont déjà » Blanchot « L’Attente l’Oubli » P.122

 

Impossibilité à dire le trop proche qui pourtant demande à être dit. Le sens y est pris dans une pelote murmurante, dense et pourtant évanescente qui ne laisse pas de prise. Les fils qui se présentent sont délaissés parce que trop ténus, excentrés, et, une fois passés, nous nous rendons compte que c’était justement cela qui était à recueillir, trop tard…

 

On ne peut cerner l’expérience intime, elle nous échappe, elle fuit comme du sable fin entre les doigts, elle est le mouvement même de cet écoulement perpétuel qui creuse notre être en une absence.

 

Dans l’air pur du matin, le son des cloches n’égrène que nous-mêmes:  ennui ou légèreté.

 

Il arrive que le moi tombe en lui-même, les choses du monde n’y retentissent pas, elles s’y éteignent doucement comme un flocon de neige à la surface de l’eau.

 

Les choses se font et se défont, incessant est le passage de l’une à son contraire. Seul le mouvement demeure. Joie, douleur, vie et mort ne sont que le scintillement du courant.

 

Au fond de chacun les morceaux d’un miroir éclaté, uniques, semblables, différents.

 

Des trouées d’air  traversent le présent diluant sa matière temporelle en un pur courant, nous sommes alors portés.

 

La réalité n’est que processus sans fin du matériel à l’immatériel.

 

Energie, vibration, intelligence sont des aspects de la réalité intérieure de l’atome, au cœur de la matière.

 

La conscience de l’expérience induit son intégration, dans l’accueil de ce qui est, dans la chair du temps où nous sommes perpétuellement en gestation.

 

Ne pas projeter de programme, mais écouter l’invitation  qui palpite au cœur du temps.

 

La vie et la mort ne forment qu’un unique tissu.

 

S’écouter, ne pas être dans l’effort est bien le plus difficile car c’est être sans appui.

 

La conscience du présent est le creuset d’une force transformante.

 

Il est 10 h du soir, nuit « habitée » sur la terrasse obscure. Il ne fait pas froid malgré la saison. J’ai l’impression de voir pour la première fois cet environnement pourtant familier. La lumière me surprend, très belle, un peu orangée venant sans doute de la ville, présence sombre des toits, douce coloration des rectangles des fenêtres. Au-dessus la masse blanche des nuages éclaire. Tout est plongé dans une intimité lumineuse, protégée semble-t-il.

 

Dans mes toiles de traits à l’encre de Chine il n’y a rien à voir que le temps. C’est un travail qui déçoit toute les attentes que l’on peut avoir classiquement devant un tableau.

 

Ce que l’on fait est sans importance, ne compte que l’adhésion à l’acte.

 

La non pensée ouvre la voie, il faut lâcher, elle dégage l’Intelligence. On ne peut comprendre mais on peut accueillir afin que s’ouvrent les passages.

 

 

Il ne s’agit pas de projeter un désir, une prière, qui vont forcément avec la peur qu’ils ne se réalisent pas. Mais simplement de voir que la réalité désirée est déjà là, en nous. Une autorisation est alors donnée, une liberté passe comme le soleil par la fenêtre. Cela demande un changement d’habitudes mentales, à s’ouvrir à un rapport d’évidence et d’immédiateté avec soi-même. Respiration.

 

Hier soir une douleur vive m’habitait. Je suis restée longtemps au-dessus de mon livre fermé (perdre mon temps est ma véritable passion). Je sais pourtant  que ce point douloureux contient en lui-même la possibilité de son renversement en une joie tout aussi ardente à la manière du symbole chinois Yin et Yang. Voyage incessant de l’énergie . La sagesse serait simplement d’en être l’hôte.

 

La passion qui souvent me porte est une errance, un enkystement de l’esprit qui a trouvé sa proie.

 

La chair du temps : parfois, au cœur de l’expérience, l’air habite le dedans, les ailes de l’espace et celles de l’intimité se confondent en un même souffle, nous sommes portés. Parfois au contraire une lourde concrétion du temps nous retient  dans les filets de l’angoisse.

 

L’émotion qui m’a dévastée me laisse sur un seuil, apaisée, dans l’écho adouci.

 

Cette douleur si vive, tapie dans la nuit de notre temps comme un animal, ne se laisse pas connaître mais, dans ses remous, elle déchire en effleurant.

 

Le trop proche réveille l’abîme douloureux de la séparation.

 

La beauté de la vie dépend de la capacité à habiter l’instant présent.

 

Dans le ciel orageux d’une fin de journée trop chaude le vaste tilleul frémit en sa cime et donne à contempler le bouleversant spectacle d’un total abandon.

Un mouvement de reflux nous dépossède chaque jour du savoir de la veille et nous dépose, incertain, au seuil de nous-même.

 

Nous devons mourir, c’est bien la seule chose que nous sachions vraiment. Il nous faut donc apprendre à mourir. Cette réalité nous dessaisit de tout, nous devons lâcher prise, c’est là l’essentiel de ce que nous devons apprendre, notre réalisation. Elle est dans le présent  qui n’est rien, on ne peut le posséder, il échappe. Il n’est rien, il est tout. C’est en lui que nous devons apprendre à nous poser, à nous reposer.

 

Apprendre la légèreté, nous défaire de nos peurs et de nous-même est notre plus grand travail. Dans cette tâche l’ordinaire quotidien est notre seul maître, il nous confronte sans cesse à nos raideurs.

 

La mesure juste c’est l’expérience juste, l’équilibre de notre échange avec le monde, entre le dedans et le dehors. Elle s’appuie sur l’écoute, articule la beauté d’être au monde. L’inquiétude de l’après nous prive de voir que dans le présent tout est parfait.

 

Mon travail artistique n’est rien d’autre qu’une pratique : champs direct d’une action sur moi-même.

 

Je cherche par cette pratique artistique une expérience fondamentale, à la portée de chacun. Appliquer l’attention au tracé des traits induit une conscience du présent où le mental s’éclipse. Ma recherche intérieure et ma pratique de l’encre se confondent.

 

Tracer des traits à l’encre participe d’une recherche de la mesure. Cette mesure ne sert pas à comptabiliser : il y est plutôt question d’un laisser se façonner, d’un abandon au rythme qui façonne à la manière de la musique naissant du rythme et de la mesure.

 

L’instant présent recèle une source de fraîcheur, une liberté inouïe : aération de l’esprit et du corps, soulagement. La disponibilité le déploie. Cette source ‘est pas accessible à l’activité mentale, la possibilité d’y revenir est tout aussi présente que celle de s’en distraire.

 

Cette activité artistique serait obsessionnelle et désertique si de l’attention au présent ne naissaient clarté et jubilation.

 

Le tracé est le gardien de la vacuité du temps : le temps devient espace, quiétude, il recèle le bruissement de ce qui est , l’insaisissable plein de la présence au monde.

 

Le trait EST le présent.

 

Mes toiles ne donnent aucune image à voir, seul le temps s’y rend visible, non pas une représentation du temps mais le temps lui-même.

 

Il arrive que des clairières impalpables, des souffles, des ardeurs,  soudain dissolvent le poids de nos habitudes et aère les sédiments qu’elles déposent.

 

Fragment de lettre : mais avez-vous bien compris que mon travail n’est plus affaire d’inspiration mais pratique quotidienne. Ayant élagué tout ce qui me semble anecdotique, seul ce rien, vissé à l’expérience de l’être, ne me semble pas aléatoire, neuf à perpétuité. Je ne souhaite proposer rien d’autre.

 

« Mais comment montrer des variations aussi infimes, raconter l’imperceptible, l’infini passage de la vie, la seule histoire qui vaille d’être racontée » Jacques Ancet  « Image et Récit de l’Arbre et des Saisons » P.25

 

« Naissante dans le clignotement du feuillage, la lumière tient toujours du miracle (…) Il y a une telle force de surgissement, un tel suspens de tout récit, que l’œil se sent dépossédé, traversé, réduit à un éclat suspendu, à une seule vision privée de centre et de point de vue » Jacques Ancet « Image et Récit de l’Arbre et des saisons » P.97

 

Je suis éblouie par l’œuvre, cosmique, de Fabienne Verdier « AINSI La Nuit », mon œuvre n’est qu’intimiste, il est vrai que l’intime touche à l’infini comme la vague au rivage.

 

Dire le parfum d’une pensée, la cohérence d’une fleur.

 

Que sommes-nous lorsque nous ne sommes personne, perdu dans la lune dit-on, dans un entre deux inconsistant où ne flotte que l’oubli de nous-même ? Pourtant la vie est là, la connaissance palpite toujours dans l’espace, que, absent, nous ne sentons pas.

 

Les jeux d’ombre et de lumière font de ce petit chemin asphalté une matière nuageuse, je flotte au-dessus. Dans l’herbe, surprise : deux fraises sauvages, je les mange.

 

Relisant des notes anciennes les souvenirs qui y étaient attachés s’éveillent comme ces fleurs magiques de papier qui se déploient dans l’eau. Où étaient-ils jusque-là ?dans l’oubli, mais qu’est-ce alors que l’oubli ? un espace peuplé d’ombres en attente d’être ranimées par le faisceau de la conscience. Vastitude de l’oubli.

 

Fin d’une chaude journée. Le vent gonfle doucement la lessive étendue. Les chemises semblent respirer sous la poussée légère. Le regard s’accroche en elles comme si tout le mystère de la vie s’absorbait dans leur palpitation.

 

Retrouver ce qui n’a jamais été perdu : ce temps où je trace des petits traits à l’encre, la porte vitrée grande ouverte sur un printemps, l’iris grêle du bassin, la lumière, tous ces instants qui tissent l’éternité.

 

La vie serait un passage dans le vaste mouvement universel qui porte l’inanimé vers l’animé et inversement. La vastitude de ce mouvement serait le Grand Tout, inconnaissable, inassignable.

 

Le flot emporte.

 

Le tracé des traits à l’encre est l’enregistrement, sans repentir possible, du temps dans le corps, traces immédiates des infimes variations qui le parcourent. Ce matin la main est lente et incertaine, quelque chose vacille

 

Tandis que mon pinceau poursuit son mouvement, le chant des pies strie le temps..

 

Dire la vibration de la découpe du cyprès dans l’absolue lumière de mon souvenir. Dire cette même vibration du bleu aujourd’hui que, traçant, je ne vois pas mais que j’écoute.

 

J’aurai tant pensé à ma mort que, peut-être, le moment venu, elle me sera familière… cependant j’en doute.

 

L’autre me laisse toujours au bord de moi-même, au seuil de mon absence. Où me poser ?

 

Avec elle c’est un peu mes parents qui sont encore sur le point de mourir, c’est aussi mon enfance qui s’en va.

 

Même au seuil de la vie le présent échappe – buée de sensations, de souvenirs, de vagues pensées – « on ne sait pas » dit-elle. Je regarde ce visage maintenant déformé mais ne recueille qu’une évaporation du sens.

 

Peut-être qu’au seuil de la mort le comble de la pensée est cet ahurissement, avec, si possible, un consentement.

 

David Bohm, élucubrations ? peut-être, mais pourquoi ressemblent-elles aux miennes ?

 

La poésie m’est insupportable, je ne supporte que les notes vouées à l’oubli.

 

« Flotter dans l’incertaine réalité de l’être, éprouver à tâtons l’improbable, n’avoir pas d’appui au cœur de tant d’ombres (…) De la nuit est monté un chœur dans une langue impossible à interpréter. Tu as pensé c’est la véritable chanson, et tu t’es peu à peu dilué, lentement, très lentement, dans le non déchiffrable »  Valente « Fragments d’un Livre futur » P.73.

 

Impression de surprise et d’étrangeté devant mon installation « L’Oubli », comme si cette pièce était sortie d’une autre que moi-même.

 

L’instant présent est un mobile à de multiples branches où la vie et la mort se répondent dans un équilibre fragile.

 

« Le regard, lui, reste le même, posé sur le rectangle de la fenêtre, y cherchant sans doute ce qu’il ne cesse d’ignorer. D’un jour sur l’autre, la floraison de l’arbre est imperceptible. Il arrive pourtant que les yeux sentent une sorte de grésillement silencieux et l’extrémité des branches se crible d’une blancheur surgie du vert pâle des feuilles. Comme si la neige de la montagne floconnait au cœur même de l’arbre, abolissant ainsi les distances, faisant de la vitre une tapisserie où feuilles et pierres, ciel et bois s’entretissaient dans le surgissement d’un seul motif immobile et vivant. submergés, les yeux ne voient plus que leur propre émerveillement. Un instant, l’image semble s’exorbiter, jaillir d’elle-même, se déchirer, puis tout retombe dans le calme et la pénombre. Mais sans que cette blancheur tenace ne cesse de bourgeonner, de travailler la nuit de sa buée lactée. Dès lors, tout se passe très vite. Si vite même que le regard ne peut plus suivre l’irrépressible jaillissement qui, un matin traverse l’entrelacs des feuilles  et des branches. L’espèce de grésil qui criblait l’image de sa clarté naissante est devenu soudain d’une blancheur crémeuse dont le bouillonnement envahit, recouvre tout : le bleu du ciel, le tracé du chemin, le gris cendré des branches. Profusion vibratile, ruche de pétales, grappes floconneuses si compactes  que les rameaux les plus légers s’inclinent doucement vers le sol. Une sorte de cascade immobile, à peine frémissante, emplit les yeux levés vers le bord supérieur de la fenêtre et, une fraction de seconde peut-être, fleurs et écume ont été un seul mot interchangeable, ténu, au point de disparaître, de se fondre dans l’énorme blancheur épanouie où plus rien n’existe maintenant que la seule jouissance des choses qui commencent. »

Jacques Ancet « Image et Récit de l’Arbre et des Saisons » P.19

 

« L’arbre, encore faiblement éclairé dans sa partie supérieure est entré dans une sorte de méditation où chacune de ses parties, chacun de ses plus infimes éléments, paraît se fondre en un geste d’acquiescement. Oui semble-t-il dire, oui au jour et à sa splendeur, oui au soir, oui à la clarté du ciel, oui à la terre obscure où germent les couleurs. Et le regard s’émeut de tant de consentement. »

Jacques Ancet « Image et Récit de l’Arbre et des Saisons » P.34

 

Je pense intensément à la mort et cependant j’achète des boucles d’oreilles, non pas pour conjurer, oublier, mais parce que ces deux choses sont comme les deux branches qui se répondent d’un unique mobile.

 

L’été ! Passer de la cour à l’intérieur, de l’ombre à la lumière, portes grandes ouvertes,  tracer dans le bruit de l’eau du bassin et le vol lumineux de l’insecte. Tomber par hasard sur le livre dont on avait besoin sans le savoir, laisser entrer ce qui nous porte : cet ajustement des choses sans le vouloir. Tout est en place dans l’instant présent. Ecouter seulement.

 

L’instant présent est souffle, sable plus léger que l’air, passage. Ecouter seulement.

 

Le souffle fait communiquer le corps avec la lumière de l’espace. Au dernier souffle, le corps lâche les amarres, restent les empreintes laissées par la vie. L’espace est une mémoire.

 

Ce que nous savons vraiment, nous l’oublions, et, depuis cet oubli, ce savoir nous façonne, nous informe.

 

J’ai vu des visages sans vie mais je n’avais jamais vu de visage à l’agonie, que le souffle est sur le point de quitter. La parole n’avait plus de lieu,  ne restait que la méditation  sur ce visage aux yeux clos et sur le souffle qui en émanait encore, comme un mystère. Ne pas oublier ce visage, qu’il imprègne ma mémoire comme un suaire afin de garder ouverte sa question.

 

Je suis une parcelle de l’univers.

 

Il manque toujours quelque chose à la parole, c’est le silence.

 

Cet oiseau que je vois picorer sur le bord du pot, lui et moi appartenons au même tissu universel. Cet oiseau n’est pas un autre que moi.

 

Aux obsèques, plus de 30 ans que je n’avais pas vu certaines personnes. Le temps, comme un masque grimaçant qui leur aurait sauté brusquement au visage, le consumant sur place. Défilé grotesque et réciprocité de leur regard sur moi.

 

Fond bleu absolu du ciel. Sur l’antenne de télévision le ballet des pies m’absorbe totalement. Leur chant strie l’espace où je me confonds dans un silence lumineux. Les choses alentour semblent dans l’instant magique de leur apparition. Trouée de tout mon être.

 

La contemplation d’une toile achevée me propulse vers la suivante.

 

De la rue me parvient le bruit mouillé des voitures, tranquillité qui me vient de la pluie, de la lumière douce et grise- palpable comme un coton aérien – et puis de ce je ne sais quoi, un silence en moi peut-être, bienfaisant.

 

Pensées, émotions, ne m’appartiennent pas en propre mais se rattachent à l’aventure humaine globale dans le champ de la conscience.

 

Le malaise vient de ce que nous n’allons pas au fond des choses car ce fond amène le consentement qui dissout l’angoisse.

 

Dix heures sur un papier, traces nouvelles, faux pas : ça ne respire pas, on y étouffe. Intense frustration de n’avoir pas su capter le frémissement de l’instant.

 

Au fond de la lassitude, de l’âge, voir la fraîcheur qui nous porte au-delà des gravats de la fatigue.

 

Ses petits pas, son petit chignon, sa toute petite taille et le fichu sur ses épaules. Elle passe régulièrement devant ma fenêtre, elle me fait du bien. Ses allées et venues inscrivent un rapport au quotidien, modeste, qui me rassure. Tant de persévérance dans la vie me touche. Bonne avec ça, pas l’ombre d’une rancune.

 

Cette nuit a eu lieu une éclipse de la lune, tracer sous l’exactitude des astres.

 

L’exactitude des astres, je ne dirai pas Dieu, je ne lui donnerai pas de nom, je dirai juste : C’est. Evidence inassignable qui me fait aveugle, c’est en elle que je mourrai.

 

Lettre à Bernard Noel : « …Je suis revenue vers votre livre « Mon Corps sans Moi » Je suis éblouie par cette langue qui m’ouvre au vacarme du silence. Comme un surfeur  se tient en équilibre sur la crête de la vague, vous vous maintenez à l’arrêt (à l’orée) sur la ligne immobile de ce qui échappe dans un mouvement infini. »

 

Sur la terrasse j’ai laissé la nuit tombante et le vent dissoudre mon angoisse. J’ai glissé peu à peu dans un espace plus grand qui la contenait. Je pense que c’est cela que j’aurai à faire au moment de ma mort. Il me reste de cet instant la vue bienfaisante des grands nuages.

 

Poudroiement nourricier de l’instant présent. Ecouter.

 

Pauvres mots ! Ils s’accumulent, grattés du Fin Fond, depuis la nuit des temps, se déversent  en une inépuisable marée, en un vacarme étourdissant au point de rejoindre le silence et l’oubli. Mémoire de suie.

 

Après des jours obscurcis voilà que le murmure renaît, doucement, encore. La source inaudible jusqu’à présent s’émeut à nouveau. Luminosité du crépuscule ; le chant des grillons emplit la nuit qui tombe, je l’écoute tomber. Le souffle du soir comme une peau plus ample. Rien, rien d’autre que cette nuit si douce que je ne me décide pas à quitter.

 

Pour seul évènement ce soir, la nuit tombante avec le souffle doux sur ma peau. Le souvenir des disparus me visite avec son sillage de silence qui me caresse comme le vent. Je ne sais rien et ne saurai jamais rien d’autre. « Ainsi passe la vie » disait ma mère au seuil de la mort.

A 70 ans, tout le vécu laisse derrière moi le sillage d’une question retentissante de silence, comme un mystère.

 

Traversée de la Durance  en sandales par une nuit d’été. L’eau noire que les reflets de la lune rendent murmurante fouette mes jambes d’une vive fraîcheur. Ma fille assure mes pas glissants. Bonheur. La luminosité du ciel nocturne et la beauté des montagnes toutes en ombre suspendent l’âme. Encre indélébile de ce présent.

 

Les cimes successives des montagnes très proches entourent la vue sans la barrer découpant  dans le ciel un vaste V lumineux et largement ouvert. Dans l’échancrure basse, plus loin, l’éclat calcaire d’une autre cime arrête le regard d’une ligne éblouissante. Une vapeur lumineuse brouille légèrement la vue au-dessus de la barbe végétale qui recouvre les flancs doucement pentus. Par endroits des flaques arasées que le soleil illumine. Sur ma droite, les pentes sont presque entièrement de cette couleur blanchâtre. En bas, les vergers, et, les recouvrant, des filets protecteurs qui dessinent des sillons d’eau ou de brume.

 

Au fond de l’expir mon corps n’a plus de limites et se confond avec  l’espace et l’eau lumineuse du lac, toutes négativités dissoutes. Une seconde seulement, j’entrevois la véritable dimension de l’être au monde et son possible mourir dans la lumière. Une seconde seulement mais elle s’inscrit dans la mémoire.

 

Comme un serpent rencontré sur le sentier, il vaut mieux, doucement, contourner nos négativités. Les affronter de face est mortel : nous ne sommes pas de taille avec l’adversaire.

 

Je dois me rendre au chevet d’une mourante, elle est peut-être morte. Je suis arrêtée par une porte imposante, fermée. Je ne sais pas l’ouvrir. Je profite du passage d’un petit groupe qui l’ouvre. « De l’Autre côté » je m’inquiète de savoir si je pourrai au retour ouvrir cette porte. Je questionne les gardiens, ils ne sont pas sérieux : allongés côte à côte ils s’amusent à faire semblant de dormir. Idée de chatouiller leurs plantes de pieds avec une herbe pour leur faire savoir que j’ai compris leur jeu.

 

Je me réveille avec l’idée, aujourd’hui, de faire « autrement ». Accueillir  cet autrement  dans sa fraîcheur. Et voilà que je me retrouve dans la blancheur de cette chambre, un livre à la main, avec, inhabituelle, cette vue des montagnes par les grandes fenêtres.

 

Parce que, aujourd’hui, une vieille peau menace de recouvrir mon geste répétitif, je ne travaille pas afin d’en préserver le désir et la fraîcheur de son présent.

 

« Même si rien ne sépare ce matin d’un autre, même si ce matin  répète tous les autres, ne pourrait-ce pas être là, enfin, le moment décisif ? Le moment  où, enfin, je pourrais prendre pied. Où la « vraie vie »pourrait enfin commencer »    François Julien « L’Inouï » P.11

 

Sur ces sentiers accidentés au bas des montagnes mes pieds sont mal assurés, rochers, cailloux, anfractuosités mettent à mal mes pas devenus maladroits et me renvoient l’effet du temps.

 

Aube. Clarté grandissante qui rend peu à peu l’espace à sa transparence. J’assiste à l’avènement (l’évènement) de cette transparence. Certaines montagnes sont encore d’ombre tandis que la matière commence à émerger sur d’autres flancs. Fraîcheur aérienne où se tisse mon être au monde.

 

Le sentiment amoureux est inextinguible, quel que soit l’extravagance de sa réalité. De quel visage est-il alors l’appel ? De quel creusement en nous donne-t-il faussement le contour ?De quelle insatiable faim pointe-t-il la direction ?Béance pourtant que rien  ne saurait combler.

 

Le fond de l’expir dégage en moi la position juste.

 

Matin du monde : Ligne brisée des sommets sombres découpée  dans une gaze lumineuse. Simplicité absolue de cette vision. La fraîcheur de l’air et  celle de ma perception se confondent.

 

Italie. Ici, dans cet environnement trop familial  qu’est la petite ville de mon père, j’hume l’espace et le temps tentant d’y déceler un flux de possible travail. Comme l’huile et l’eau ne se mélangent pas, cette veine en moi tissée ici depuis l’enfance reste étanche à ma pratique de l’encre. Pourtant une table dressée inopinément dans le petit salon semble m’en assurer la possibilité.

Deux flux apparemment étrangers l’un à l’autre me traversent tels un indissociable envers et endroit qui prescrivent mon lieu. Mais quel est l’endroit et quel est l’envers ?

 

Nous ne sommes qu’une concrétion passagère de l’énergie. Notre véritable fond est le Sans Fond de l’espace.

 

 

Etrange comme ce fort bruit de la circulation sous ma fenêtre m’emplit, tandis que je travaille, de la sensation de la mer, une mer agitée. La rumeur gonfle peu à peu puis éclate telle des vagues se fracassant contre les rochers, incessamment. Ce bruit qui aurait tout pour m’agresser, me berce et porte l’instant  présent où se loge intimement une indicible impression de protection qui m’effleure de son aile et me donne à entrapercevoir le plus intime de mon être.

 

L’aube, fenêtre ouverte, fraîcheur. Roulis de la circulation, bruit de pas qui s’éloignent sur le gravier, tintement cristallin dont j’ignore l’origine.  Silence intermittent où quelque chose comme un trou noir vient se poser. Premier crissement de pneus sur le gravier. Derrière les arbres, sur la route, le rythme du roulis est le même que celui de la mer : il gonfle, éclate, puis silence du reflux, lui aussi toujours recommencé, gris et mouillé comme les vagues. Ressassement de moi-même dans ces sons monotones . Mon pinceau suspend ma mémoire.

 

Rafraîchie par la rosée du matin l’émotion retombe comme un silence.

 

Dans la tranquillité, l’action se dépose comme la rosée du matin.

 

Nous passons comme des rêves.

 

 

 

 

 

 

 

>   Textes correspondants à la série l'Oubli.